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Pédagogie - La diffusion du jazz en France L.Cugny
Quelques réflexions sur la diffusion du jazz en France Le 18 juin dernier, une réunion s’est tenue au ministère de la Culture et de la Communication sous le titre “ Jazz 2003, quelle politique de l’Etat ? ”. Elle réunissait, outre Madame Sylvie Hubac, Directrice de la Musique, de la Danse, du Théâtre et des Spectacles et André Cayot, conseiller pour les musiques actuelles qui en avait pris l’initiative, une quinzaine d’acteurs de cette musique en France. Elle visait à faire le point de la vie du jazz dans ce pays et de l’action de l’Etat dans ce domaine. On se félicitera au passage d’être dans un pays où, l’Etat, non seulement mène une politique dans ce domaine, ce qui est loin d’aller de soi, mais où, de surcroît la consultation et le débat sont réellement suscités par ses représentants. J’assistais à cette réunion au titre de la Maison du jazz que j’anime avec un groupe de bénévoles. L’ordre du jour proposait les chapitres suivants : les orchestres et collectifs, la création et la diffusion du jazz, le disque de jazz, la formation, des initiatives territoriales, presse et médias. Les points de vue des personnes présentes se sont exprimés, dans toute leur diversité, de façon parfois contradictoire. Je ne pouvais m’empêcher de me dire, pendant toute la durée de cette réunion, que ces échanges, fort intéressants au demeurant, étaient finalement limités à des discussions privées ou à ce genre d’initiative que peuvent prendre ponctuellement certaines institutions, mais que, finalement, elles étaient rarement l’objet d’un débat vraiment public, où pourrait justement s’exprimer éventuellement ce grand absent : le public. C’est pourquoi je prends aujourd’hui cette initiative de proposer un point de vue - en l’occurrence sur la diffusion - , non pour le plaisir de susciter des polémiques, mais pour ouvrir la discussion à des cercles plus larges que ceux où elles sont généralement confinées, en espérant, sur ce sujet de la diffusion comme sur tous les autres concernant le jazz, que cette discussion puisse connaître un nouvel élan. Le dispositif de la diffusion – dans le jazz comme ailleurs sans doute – suppose trois groupes d’acteurs : les musiciens, les diffuseurs et le public. Je me trouve dans le premier et le troisième depuis assez longtemps maintenant, et plus récemment dans le second depuis que la Maison du jazz a pris l’initiative d’une programmation, c’est-à-dire depuis 2000 avec environ quatre-vingts concerts à son actif (que je n’ai pas programmés moi-même mais à la presque totalité desquels j’ai assisté). Mais c’est avant tout comme musicien que je m’exprime ici. Cette fameuse “ diffusion ” étant le nom donné à ce qu’il y a de plus vital pour nous, musicalement, économiquement, psychologiquement, presque existentiellement : la pratique de la musique devant un public, qui est notre raison d’être. Quand deux musiciens se rencontrent, vous pouvez être à peu près certain qu’il faudra peu de temps pour qu’ils abordent ce sujet. Je souhaiterais ici apporter mon point de vue sur des évolutions que tous commentent et sur laquelle nous sommes nombreux à nous interroger. Elles concernent la création, l’idée de projet et en définitive la définition des rôles dans ce milieu. Création En 1994 - voilà donc presque dix ans maintenant, j’avais écrit au sujet de la création un article dans les Cahiers du jazz, exposant déjà les mêmes idées que je voudrais défendre aujourd’hui. J’entretenais - sans trop d’illusions - l’espoir que cet article pourrait amorcer un débat, mais rien n’est venu. Dans notre milieu, on écrit peu et, apparemment, on lit peu également. Peut-être est-ce un avatar de la fameuse « tradition orale » convoquée un peu à tout bout de champ. Quoi qu’il en soit, la pratique de l’échange d’idées via la presse générale ou spécialisée, considérée comme normale dans d’autres milieux tels que la musique contemporaine, la danse, le théâtre ou la littérature, est quasiment absente dans le nôtre. Je me contenterai de résumer sommairement quelques-uns seulement des éléments évoqués dans cet article. Ce terme de création, employé à tort et à travers dans le domaine du jazz, renvoie à des notions différentes dont la pertinence dans ce champ doit, à tout le moins, être questionnée. Deux sens précis sont à distinguer. Le premier ressortit à la musique savante où l’on désigne ainsi la première fois qu’une œuvre est jouée. On parle alors de « création mondiale », de « création française », etc. Pour une musique relevant de la tradition orale, cet emploi n’a pas de sens. Il n’y a pas ici d’œuvre préexistant sous forme de partition qui doit être « créée » c’est-à-dire transformée en son pour la première fois, articulation caractéristique de la musique savante écrite. Dans les musiques dites de tradition orale, et le jazz bien sûr en fait partie comme ce qu’on appelle aujourd’hui les musiques improvisées, il n’y a pas d’œuvre préexistant à la performance, c’est la performance elle-même, ce que l’on joue effectivement devant un public ou dans un studio, qui constitue l’œuvre, dont la matière est directement le son produit. Il y a donc autant d’œuvres qu’il y a de prestations (publiques ou non) de musiciens. Cette première utilisation du terme « création » devrait donc purement et simplement être bannie du vocabulaire des musiques de tradition orale, d’abord parce qu’elle n’a pas de sens, mais plus grave, parce qu’elle induit en erreur quant au sens et aux enjeux d’une prestation de musique relevant de cette tradition. Or, il suffit de regarder les programmes de nombreux festivals par exemple, pour se rendre compte que ce n’est pas le cas. Le deuxième sens est celui, plus général, dénotant la modernité, l’avant-gardisme d’une musique. Sa place dans notre domaine est plus légitime. Encore faudrait-il se poser un certain nombre de questions. Quelle durée historique est-elle nécessaire pour juger de la « créativité » d’une musique ? Quels sont les critères d’évaluation de la création ? De quelle vision de l’histoire est-elle le produit ? Qui est habilité à en juger ? On voit qu’elle est bien difficile à cerner et à utiliser en toute pertinence. Surtout aujourd’hui où précisément les chercheurs en histoire de la musique se posent de plus en plus de questions sur les critères d’évaluation de l’évolution, après certaines dérives formalistes et « scientistes » de la deuxième moitié du XXème siècle. On ne peut évidemment demander à tous les acteurs de notre musique d’être des spécialistes de ces questions. Mais il est peut-être légitime en revanche de leur suggérer une certaine prudence en ce domaine, dans la mesure où les conséquences sont immédiates en terme d’économie du jazz. Comme Monsieur Jourdain ignorant qu’il faisait de la prose, quiconque utilisant ces termes de « création » et de « créativité » pour justifier telle ou telle action devrait être conscient qu’il manie des concepts qui ne vont pas de soi. On sait très bien pourquoi ces termes sont convoqués plus que de raison : ils ont une connotation, non seulement positive, mais presque mystique, pour ne pas dire sacrée. Si l’on parle de création, c’est que la transcendance, peut-être même Dieu, n’est pas loin. Quel public resterait indifférent à la perspective d’assister à un moment de « création » ? Quelles sont donc ces conséquences que j’évoquais ? Tout le monde le sait dans ce milieu : certains musiciens, jugés plus créatifs que d’autres, ont un accès privilégié à certains circuits (sans qu’existe une contrepartie dans d’autres circuits censément moins créatifs qui n’existent pas, on y reviendra). Comme toujours, une discussion théorique a donc des conséquences très concrètes, et d’abord économiques. Au nom d’une vision de la création, certains musiciens doivent jouer, certaines institutions doivent être supportées. Quant aux autres... Monsieur Jourdain tient les cordons de la bourse. Projets Quand j’étais directeur musical de l’Orchestre National de Jazz, je me suis un jour trouvé face à une programmatrice qui me dit : « l’ONJ d’accord, mais que proposez-vous comme projet ? » Un peu décontenancé, je ne pus répondre autre chose que de suggérer de se reporter aux disques que nous avions enregistrés et au personnel de l’orchestre, ce qui, je l’ai bien vu, non seulement ne convainquait pas mon interlocutrice, mais la confortait dans l’idée qu’il s’agissait bel et bien d’un orchestre sans projet. Car de nos jours - je ne pense pas que mes collègues me démentent - on nous demande plutôt d’avoir des projets, que « simplement » de la musique à proposer. Ceux-ci sont plus volontiers validables s’ils contiennent l’un des éléments suivants : le thème, l’invité, le recours à une autre forme d’art, toutes choses que l’on pourra imprimer noir sur blanc sur le programme. Le thème est essentiel, il peut être de divers types. Le plus courant est bien sûr l’hommage. L’hommage à un musicien de jazz est bon, mais l’hommage à un musicien hors de la sphère du jazz ou mieux encore, à un cinéaste, un peintre ou un écrivain, est meilleur parce que plus intrigant. L’invité est également une bonne chose, parce qu’il apporte de l’étrangeté. Moins il a à voir avec la musique attendue, meilleur en sera l’effet. Enfin, s’il est possible de mélanger les arts en convoquant des danseurs, des plasticiens ou des comédiens, ce sera un atout important pour un bon projet. Les concerts de jazz ont donc maintenant des titres (comme les tournées des groupes pop ou rock), qui sont censés résumer le projet. On voit bien l’enjeu : il s’agit de présenter autre chose. Mais autre chose que quoi ? Deux aspects sont gênants dans cette réquisition banalisée du projet. La première est ce postulat selon lequel l’habituel serait banal et ennuyeux alors que l’exception serait plus intéressante. Les musiciens seraient plus captivants quand ils présenteraient autre chose que s’ils sont naturellement portés à produire. Comme s’ils étaient enclins, par paresse artistique, à la routine. Le deuxième tient à la définition de ce qu’est un projet musical : se juge-t-il à des attributs extérieurs ? Doit-il se définir par une référence extrinsèque, verbale : un thème, des noms d’invités ? Où est-il contenu dans la matière de la musique et dans rien d’autre ? Quel était le projet de la musique de John Coltrane ? Osera-t-on demander à Martial Solal quel est son « projet » ? Rôles Qu’on nous comprenne bien : il ne s’agit pas de frustrer les musiciens qui ont un désir authentiquement fondé sur une démarche artistique de mettre sur pied tel ou tel projet. Ni de reprocher aux diffuseurs de chercher des arguments pour motiver le public, dans un contexte où l’on sait qu’il est de plus en plus difficile de l’attirer dans les salles pour des musiques ambitieuses. Il s’agit plutôt de réfléchir sur les rôles de chacun et sur les responsabilités des uns vis-à-vis des autres. Sur cette question des projets, il me semble utile de rappeler qu’un projet musical digne de ce nom ne se décline pas forcément dans une page d’écriture. Que de pouvoir décliner un projet en quelques éléments intrigants n’en garantit aucunement la valeur. Steve Lacy joue à peu près la même musique avec les mêmes musiciens depuis très longtemps, et il compte pourtant parmi les musiciens les plus importants d’aujourd’hui. Son projet est évident pour qui l’a entendu plus d’une fois, mais il est indéfinissable, impossible à décrire verbalement. Le rôle des musiciens est donc de produire de la musique, et toute musique contient en elle-même son projet. Celui des diffuseurs est de porter ces musiques à la connaissance du public. On peut concevoir que les musiciens aident les diffuseurs à présenter leur musique de façon attrayante. Mais on assiste aujourd’hui à une dérive où les diffuseurs se défaussent sur les musiciens de la tâche de rendre l’événement attractif. Ceci est dommageable de deux points de vue au moins. C’est demander aux musiciens une chose qui n’est pas de leur ressort (combien de musiciens vous avouent en privé qu’ils se prêtent à cet exercice du projet sans la moindre conviction, par nécessité de se vendre). C’est ensuite induire le public en erreur en laissant croire qu’un « projet » verbalement exposé fait office de projet musical. Sur la création, les enjeux sont plus importants encore. Les diffuseurs ne devraient-ils pas, en tout cas quand leur activité se fonde sur de l’argent public, revenir à une conception plus modeste de leur rôle, en tout cas plus conforme au titre qu’ils se donnent. La diffusion est un beau terme qui évoque l’alimentation d’un tissu par de la matière vivante. Dans le domaine qui est le nôtre, ce ne devrait pas signifier autre chose que « porter à la connaissance du public ». On conçoit facilement que cette diffusion implique une opération de filtrage. Les musiques non suffisamment abouties doivent attendre pour avoir accès au public (encore est facile de voir les problèmes que posent ce genre d’évaluation). Mais une autre dérive consiste à transformer cette mission en « porter à la connaissance du public ce qui est créatif ». On n’est plus stricto sensu dans la diffusion, mais dans quelque chose qui ressemble à de l’histoire pratiquée à chaud. En vous montrant ce qui est créatif, je possède une expertise de l’apparition de la nouveauté et j’anticipe sur ce que l’histoire retiendra. Cette attitude repose à mon avis sur un premier postulat implicite qui pose problème. On raisonne au fond comme s’il existait un secteur commercial autonome financièrement auquel des musiques « difficiles » n’auraient pas accès. Il serait ainsi nécessaire de compenser en alimentant un secteur alternatif, subventionné, où ces musiques trouveraient leur accès au public. C’est, grosso modo, la situation du théâtre : le théâtre subventionné crée un équilibre en faisant connaître ce qui se trouve exclu de fait du théâtre de boulevard. Mais il n’existe rien de tel dans le spectacle vivant de jazz. Il n’est pratiquement pas de secteur privé. L’économie du jazz est très faible quantitativement et dépend presque entièrement de fonds publics, en tout cas en ce qui concerne la diffusion (il en va autrement dans le disque). Les diffuseurs devraient donc garder à l’esprit qu’hors les circuits subventionnés, il n’est quasiment pas de salut pour les musiciens, français au moins. Ce qui entraîne des devoirs. En sélectionnant les musiciens supposés créatifs, est-on certain de viser juste (aux deux sens du terme) ? Et que deviennent les autres ? Un dernier point : la diffusion a-t-elle par essence pour rôle de faire connaître les musiques proclamées créatives ? Où devrait-elle porter à la connaissance du public toutes les musiques se rapportant au jazz, sans considération de périodes ? Je sais que nombre de diffuseurs ne se posent même pas la question tant ils sont pénétrés de l’évidence de leur mission. Mais on peut légitimement poser la question. On l’a déjà dit, la vision diachronique de l’histoire où une avant-garde succède mécaniquement à la précédente reléguée de facto dans le passé est largement remise en cause, et ce depuis longtemps déjà. Et quand bien même. Un fait de culture suppose-t-il l’ignorance de tout ce qui ne relève pas directement de la période la plus récente ? Tout simplement, peut-on comprendre l’état actuel d’un art sans en connaître le développement ? Non, bien sûr, la réponse est évidente. Et pourtant, au-delà des discours, tout le monde ne semble pas en être convaincu. À la Maison du jazz, nous avons érigé la diversité en principe. Diversité en notoriétés, en styles, et en époques. Les musiciens les plus connus ont succédé à de plus obscurs et je crois que tous les styles se sont vus représenter au cours d’une même saison. Aux duos Hélène Labarrière - Sylvain Kassap ou Daniel Casimir - Michael Felberbaum, à Marc Ducret en solo, ont succédé le groupe d’Irakli jouant la musique de Louis Armstrong ou celui de Michel Pastre dédié à l’esthétique swing. J’ai assisté à tous ces concerts et je peux affirmer que le public n’était en rien scandalisé par ces contrastes. Je pense même qu’il était ravi de cette diversité et qu’il en était reconnaissant à la programmation. En faisant cela, je crois que nous traitons les auditeurs de nos concerts en gens de culture, leur laissant le soin, sans énoncer le bien et le mal, d’établir par eux-mêmes des corrélations entre diverses esthétiques, divers moments d’une histoire commune, d’affiner leurs goûts et en définitive, de se faire une idée en propre. En cela, je pense que nous jouons pleinement notre rôle de diffuseur,. C’est donc une vision plus modeste du rôle de diffuseur que nous défendons ainsi. Je pense qu’elle n’a rien d’héroïque (il me semble qu’elle est pratiquée depuis longtemps à Radio France par exemple sans que personne n’y trouve à redire) et que le public peut y trouver tout son compte, ainsi bien sûr que les musiciens dont aucun ne se trouve a priori exclu. Pourquoi ne pourrait-il en aller de même avec d’autres structures qui programment régulièrement des concerts de jazz et de musique improvisée ? Les diffuseurs dépendant pour leur activité de fonds publics sont-ils pleinement conscients de leurs responsabilités vis-à-vis du public et des musiciens ? C’est ce débat qu’il me paraît nécessaire d’ouvrir de façon plus large et que, je l’espère, ce point de vue pourra contribuer à relancer. « La notion de création dans le jazz », Les Cahiers du jazz, n° 1, 1994, p. 37-45 et en intégralité sur le site de l’association Continuum
Date de création : 29/09/2007 @ 19:56
Dernière modification : 12/04/2008 @ 00:49
Catégorie : Pédagogie
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