LA NOTION DE CRÉATION DANS LE JAZZ
de Laurent Cugny
Créer, création, créatif, créativité, jamais ces mots n’ont été aussi présents dans le vocabulaire du discours sur le jazz.
Qu’en est-il de ces notions si souvent sollicitées et si rarement définies ? On peut les discuter dans trois perspectives.
1. Qu’est ce que la création dans le champ du jazz ?
La première remarque tient à une confusion sémantique. Deux sens musicaux sont en effet communément admis pour le terme création. Le premier, le plus général, se rapporte au caractère innovateur d’un contenu musical.
Le second, plus concret, désigne la première exécution d’une œuvre nouvelle, cette acceptation du terme provenant des pratiques “classique” et “contemporaine”. L’approfondissement de ce second sens aide à mieux cerner le premier. En effet, cette compréhension de la “création” suppose une œuvre finie, aux contours nettement définis. Cette œuvre n’existe pas avant sa composition, puis, une fois la dernière note tracée sur le papier, existe virtuellement, avant d’être “créée” lors d’une exécution publique (“première mondiale”). Cette conception s’appuie sur plusieurs présupposés, en l'occurrence, sur une autre conception induite, celle d’un enchaînement “composition-œuvre-interprétation”. Or, cette chaîne ne peut être transposée sans distorsion dans le domaine du jazz.
La notion d’œuvre, tout d’abord, est différente. La première distinction fondamentale est qu’une “œuvre” de jazz n’a pas, sauf exception, d’autre matière que le son. Le Muskrat Ramble du Hot Five de Louis Armstrong, le Loverman de Charlie Parker, le ‘Round Midnight de Miles Davis et John Coltrane sont des œuvres distinctes des thèmes qui leur ont donné naissance. Il y a dans cette différence toute la distance qui sépare une tradition écrite d’une musique fondée sur l’improvisation. Personne ne songerait à nier qu’une symphonie de Beethoven est une oeuvre avant d’être jouée par X ou Y. Toutes ses interprétations possibles sont des points de vue qui peuvent avoir leur originalité, mais supposent une totalité - l’œuvre sous forme de partition - qui les précède. De l’autre côté, toutes les versions de Body And Soul sont reliées entre elles par la composition qui leur a servi de point de départ, mais elles ont toutes une autonomie, qui ne suffit pas forcément à les hausser au rang d’œuvre, mais qui leur confère une identité propre. Alors qu’aucun projet, idée ou partition de jazz, fût-ce le plus écrit, le plus sophistiqué, ou le plus n’importe quoi, ne peut être une œuvre de jazz avant d’avoir été transformé en son. Si l’on cherchait une comparaison, on pourrait dire qu’il existe là le même fossé qu’entre un scénario de film et un film achevé. La distance du projet au résultat sonore est plus grande que dans la conception classique, elle entraîne une différence de nature.
Une conséquence immédiate concerne l’idée de finitude de l’œuvre. Pour une “œuvre” de jazz, il importe beaucoup moins de savoir à partir de quel moment elle existe comme telle, c’est-à-dire de lui donner une date de naissance fixe. On peut savoir quand tel événement sonore (concert, enregistrement, etc.) a eu lieu, et cela est suffisant. Summertime n’a jamais été “créé”. On sait simplement que Gershwin l’a composé pour Porgy And Bess en 1934 ou 1935, et qu’à la suite, d’innombrables versions “jazz” ont vu le jour. S’agissait-il déjà d’une œuvre de jazz dans l’opéra originel, ou seulement à partir de sa première reprise par un musicien de jazz ? On voit que la question n’a pas réellement d’intérêt. Et encore s’agit-il de l’exemple d’une chanson au texte musical délimité et identifiable. Mais que faudrait-il dire d’un démarquage comme Ornithology par rapport à How High The Moon, ou tout simplement d’une improvisation sur le blues ou l’anatole. Les donnés musicaux voyagent beaucoup : on repère souvent - chez Gil Evans par exemple - des fragments mélodiques ou harmoniques qu’on piste à travers un dédale d’enregistrements, à chaque fois sous une forme et des titres différents. Les musiciens passent leur temps à se jouer et à se citer les uns les autres. On peut faire des discographies d’un musicien, d’un groupe, d’un mouvement, d’un label, certainement pas un catalogue d’œuvres avec des numéros d’opus.
Il s’ensuit naturellement que les notions de compositeur et d’interprète ne s’articulent pas du tout de la même manière. S’il existe d’authentiques compositeurs du jazz, l’histoire de cette musique retient plus volontiers les auteurs (souvent les mêmes - Duke Ellington, Thelonious Monk) des “interprétations” (si le mot n’était pas pédant, on préférerait parler d’”effectuation”) les plus brillantes des dites compositions. Qui niera l’importance de Louis Armstrong ou de Miles Davis, qui ont peu composé ? Et qui se risquera à placer dans la même catégorie des grands musiciens de jazz un George Gershwin, dont les chansons ont pourtant suscité une multitude d’authentiques morceaux de jazz ? Définitivement, le jazz se dérobe à ces classifications exigeant des catégories nettes et précises. Il faut donc vraisemblablement se passer de cette notion de création entendue comme acte de naissance d’une œuvre. Bien que parfois utilisée, elle n’est pas opérante pour la description de la réalité passée ou actuelle (et souhaitons-le, future) de cette musique.
Est-ce pour autant qu’il n’y a pas de création dans son premier sens plus général ? L’accepter serait nier le caractère essentiellement dynamique et évolutif du jazz depuis ses origines. Mais comment la définir alors ? Le plus simple serait évidemment d’appuyer sa définition sur des critères formels. On peut dire assez précisément quand la polyphonie a cédé la place, quand la grosse caisse a cessé de jouer tous les temps, quand les onzièmes augmentées ont été systématiquement employées, quand les mesures composées sont apparues, quand les notions de thème, de continuité rythmique, ont été remises en cause, etc.. On obtiendra avec cette histoire des formes dans le jazz, une grille de lecture qui permettra de comprendre beaucoup de choses, d’établir des filiations, de mettre en lumière des cohérences synchroniques… Mais est-on sûr qu’on aura pour autant attrapé et immobilisé pour observation le poisson de la création ? Un créateur de jazz est-il quelqu’un qui a inventé ou redéfini un donné formel ? Louis Armstrong a peut-être inventé le soliste de jazz, Duke Ellington a peut-être inventé la forme-suite, Kenny Clarke a peut-être inventé la pulsation exprimée par la cymbale au lieu de la grosse caisse, Thelonious Monk a peut-être inventé une nouvelle manière de former les accords et Charlie Parker de jouer du saxophone alto, Ornette Coleman a peut-être inventé la forme ouverte. Il est vrai que le nom des plus grands s’associe souvent à une innovation formelle. Mais il n’en va pas toujours de même. Ou du moins, il est des exemples plus délicats à cerner. Prenons celui de Miles Davis. A-t-il vraiment “inventé” autre chose qu’un son ? Certes, il a, dans les séances Capitol de 1949-50, participé à une rénovation de l’écriture pour moyenne formation. Mais on sait qu’il n’était pas l’initiateur du projet. On pourra dire qu’il a inventé la musique modale avec Kind Of Blue ou le jazz électrique avec Bitches Brew, mais il était loin d’être seul attelé à ces tâches. D’autres exemples, tels ceux de Gil Evans ou de Bill Evans sont plus retors encore : ils ont participé à certaines phases d’innovation, mais n’en ont réellement initiées aucune.
Cette discussion pourrait se poursuivre longtemps, et l’important n’est pas de la trancher. Il me semble plus pertinent d’avancer que, si l’histoire du jazz retient (et retiendra probablement) Louis Armstrong, Duke Ellington, Thelonious Monk, Charlie Parker, Miles Davis et Ornette Coleman, c’est bien plutôt pour un son qu’ils ont chacun, pour le coup, authentiquement et intégralement créé : leur son (et collectivement, avec tous les autres, le son du jazz). C’est à mon avis le plus grand intérêt de cette notion de son, par rapport à celle d’innovation formelle. La sonorité ne peut évidemment pas être notée et classée, mais elle porte beaucoup moins à discussion. Tout le monde sait de quoi on parle si l’on évoque le son de Duke, Monk ou Miles. Alors que la paternité de la onzième augmentée - beaucoup plus simple à définir - peut être discutée à l’infini. A côté de la notion de création, en apparaît alors une autre, aussi fondamentale pour juger de l’importance d’un musicien : la poétique. C’est l’articulation entre les deux qui permet à mon avis une évaluation plus juste : les musiciens qui ont la poétique la plus forte s’expriment généralement dans un idiome moderne, celui de leur époque (l’inverse, évidemment n’étant pas vrai). Cette proposition permet à mon avis de prendre en compte l’importance de musiciens non continûment créatifs. Considérons Louis Armstrong, peut-être le musicien de jazz. On n’a pourtant usage de dire qu’il ne fut authentiquement créatif que quelques années entre 1926-27 et le début des années 30, soit peut-être un sixième ou un cinquième de sa carrière. Si la stature d’un musicien se jugeait à cette seule aune, on serait obligé d’en préférer d’autres plus évolutifs et pourtant moins vénérés. La réalité est que, primo, son apport créatif, pour resserré qu’il ait été dans le temps, a été décisif, et secundo, que la poétique d’Armstrong est tellement forte qu’elle continue de s’imposer même dans un contexte de répétition de formes acquises. De l’autre côté, un musicien comme Miles Davis, dont on peut affirmer sans grand risque qu’il fut créatif pratiquement du premier au dernier jour de sa carrière, gagne à mon avis sa stature par la poétique unique de sa musique. De même qu’il est difficile d’imaginer le son de Miles Davis dans un contexte classique (pré-be bop), je ne vois pas d’exemple de grands créateurs de formes qui n’ont pas eu leur musique, une musique émouvante, touchante. Il serait de la sorte plus prudent, à mon sens, de parler de modernité, en la définissant comme cette articulation entre créativité et poétique.
2. Comment juge-t-on de la création ?
D’où la difficulté, si l’on préfère une définition plus informelle et relative de la création, de la repérer et de l’identifier. En effet, une confusion s’introduit souvent entre les notions de création et de progrès. On peut considérer que l’élargissement des possibilités harmoniques est un “progrès” (c’est en tout cas un enrichissement du langage), mais peut-on dire que la sonorité de Miles Davis représente un progrès par rapport à celle de Louis Armstrong ? Assurément non. Ceci ne revient pas à dire que les phénomènes jazzistiques sont soumis à une loi intemporelle ou inexistante grâce à quoi tout pourrait arriver n’importe quand et dans n’importe quel ordre. Il est bien évident que John Coltrane ne peut exister sans Lester Young et Coleman Hawkins, non plus que Bill Evans sans Fats Waller et Erroll Garner. Même les sonorités, qu’on pourrait croire sans âge et sans histoire, sont intimement liées aux autres composants de la musique. On l’a dit, on ne peut pas plus imaginer le Hot Five avec le son de Miles Davis, que Tutu avec celui de Louis Armstrong. Aussi parce que le son d’un musicien ne se réduit pas à sa sonorité instrumentale (quel est l’instrument de Duke ?). Il tient autant aux morceaux, aux phrases qu’il joue, aux musiciens dont il s’entoure, etc..
Comment peut-on alors juger de la création autrement qu’avec le recul historique ? Il est relativement aisé d’identifier aujourd’hui les musiciens qui sont des créateurs du jazz jusqu’aux années, disons soixante (quoique les révisions déchirantes, et les exhumations tardives soient le lot de toutes les histoires esthétiques). Mais comment faire pour dénicher la création là où elle pourrait se trouver aujourd’hui ? Même sur le plan formel, la tâche est ardue, tant il est vrai que les grandes innovations formelles apparaissent telles d’autant plus nettement qu’un peu de temps s’est écoulé.
Devant cette difficulté, plusieurs réponses sont possibles. La première consiste à dire que notre époque n’est pas créative. Deux versions : 1. Le jazz est mort (ou est-il encore possible ?). 2. Il n’y a pas de créateur authentique, il faut attendre que de nouveaux arrivent sur la scène. La première hypothèse est à mon avis démentie de facto par une réalité numérique : il y a toujours des musiciens et des gens pour les écouter. Et il faudrait être de mauvaise foi pour soutenir que le jazz se contente de répéter ses formes anciennes, et qu’il serait arrivé à un stade ultime de conservation, bref, qu’il serait devenu un folklore. Il me semble que l’abondance et la diversité de la production actuelle prouvent le contraire. Quant à la deuxième réponse, postulant un vide créatif plus ou moins momentané, elle paraît plus fondée. Le tout étant de savoir ce qu’on fait dire à ce vide supposé. Il est certain que l’arrivée de Charlie Parker, en son temps, n’est pas passée inaperçue. Il a fallu très peu de temps pour que le monde du jazz reconnaisse en lui un maître incontestable. Probablement en a-t-il été de même pour tous ceux qui sont entrés au panthéon. Dans cette musique de la rapidité, un génie ne reste pas longtemps méconnu (l’exemple le plus surprenant pour moi est toujours celui de Monk : comment un type qui sonne aussi étrangement, aujourd’hui encore, a-t-il pu s’imposer aussi rapidement comme une figure incontestable - même si contestée, ce qu’elles sont toutes peu ou prou -?). A contrario, je ne pense pas que l’on puisse citer un seul nom d’un musicien âgé aujourd’hui de moins de quarante ans, dont on peut être certain à 99% qu’il sera dans les histoires du jazz du XXIème siècle.
Mais reconnaître cela ne signifie pas que la vitalité a déserté cette musique, ni qu’elle a achevé son évolution. Ce serait une conception bien bêtasse du progrès justement, de considérer une phase creuse comme signal infaillible d’un arrêt du développement, et de surcroît indigne d’intérêt. Il y a à cela plusieurs raisons. La première est évidemment que l’histoire d’une musique n’est pas un long fleuve tranquille où les figures régulièrement _succèdent aux figures. Par ailleurs, la génération spontanée n’existe pas. Le Charlie Parker de demain - s’il est né - emmagasine des musiques qui forcément, formeront la matière de l’innovation décisive, qu’elle soit formelle ou poétique.
Il faut dire aussi que ces époques de creux, si elles ne prodiguent pas beaucoup d’émotions fortes, sont tout de même plus faciles à vivre, que l’on se place du point de vue du musicien ou du critique. Je pense souvent à Sonny Stitt ou Lee Konitz. Quel manque de chance terrible que de tomber au même moment qu’un OVNI comme Charlie Parker. Un peu comme si vous arriviez sur le Tour de France en même temps qu’Eddy Merckx (mais heureusement, il n’y a pas de podiums dans le jazz, et Stitt et Konitz sont autre chose que des seconds).
On a plus de chance de pouvoir bronzer un petit peu, s’il n’y a pas d’ombre portée gigantesque. Mais évidemment, il faut se donner un peu plus de mal, le problème ne se réduisant pas à : jouer comme Charlie Parker ou jouer différemment de Charlie Parker, ou : être pour le be bop ou être contre le be bop.
3. Quelle est l’importance de ce concept dans une perspective critique ?
Tout ceci pour dire que, justement dans une période de flou, de latence, ou de je ne sais quoi comme la nôtre, il est prudent ne pas hypertrophier l’importance de cette notion de création. On le redit, elle existe, bien que difficile à cerner. Mais outre qu’il est très difficile de la repérer sans recul historique, il faut aussi craindre de la manquer à force de la rechercher. C’est une règle élémentaire de toute critique esthétique : la modernité ne se donne pas toujours pour telle. En d’autres termes, l’apparence de modernité n’est pas la modernité. C’est une évidence, mais il faut parfois la rappeler (un certain dandysme critique se plaît parfois à prendre le contre-pied exact en plaçant le plus ringard au sommet de l’échelle de la création, ce n’est évidemment pas plus une solution). Comment faire alors ? Je n’en sais rien bien sûr, mais puisqu’il s’agit de musique, on peut essayer d’écouter, ce qui n’est déjà pas simple. Sans non plus verser, bien sûr, dans un impressionnisme benêt qui prendrait ses goûts immédiats pour la seule mesure de la nouveauté. Personne n’est capable de tout entendre, donc de tout aimer. On passe forcément à côté de musiques valides par surdité partielle ou sélective (voire totale). Non, il s’agit plutôt de se forger ses propres critères de jugement, qui soient des critères intrinsèquement musicaux (ce qui ne veut pas dire techniques ou formels : l’ignorant à autant de chances de viser juste). Pas plus qu’une musique ne peut être décrétée créative parce que ses auteurs s’habillent créatif, elle ne peut l’être par son seul aspect moderne, c’est bien là la difficulté. Je pense toujours à cette anecdote (je ne sais pas si elle est vraie) : le quintette de Miles avec Coltrane joue au même programme que le trio de Bill Evans; quand le second groupe entame son set, le public se dirige bruyamment vers le bar après avoir religieusement écouté le premier groupe, puisque Bill Evans, à côté de ce créateur de Miles Davis, n’est qu’un pianiste de bar. Trente ans plus tard, neuf pianistes sur dix citent le dit pianiste de bar parmi leurs influences. Quelle est la leçon de cela, s’il en est une ? La modestie évidemment. Personne au fond ne sait ce qui restera vraiment de notre époque, et ce d’autant plus qu’elle est fuyante et grouillante.
Il n’empêche que certains ont l’intuition plus juste que d’autres, mais bien sûr on ne sait pas lesquels. A la fin du siècle dernier, certains, sans savoir pourquoi préféraient Van Gogh, et d’autres Puvis de Chavanne. Il faut bien se résoudre à admettre que d’aucuns ont plus de nez que d’autres. Et ce ne sont pas toujours les plus savants ni les plus bavards.
La création pourrait donc bien être une notion-écran. Elle existe comme catégorie, elle est déterminante, mais elle n’est pas la mesure de tout. Et une fois encore, on ne la trouve pas toujours, ni où on la cherche, ni même en la cherchant. C’est en ne la plaçant pas au centre (tout en ayant éventuellement son idée derrière la tête), et en écoutant, c’est-à-dire en écoutant tout le reste, qu’on a une chance de l’entrevoir. Et encore faut-il pour cela être patient, et attendre une confirmation bien longue à venir : celle de l’histoire.
Laurent Cugny
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